Viladecans Viladecans

Cette œuvre nous renvoie directement au Corbeau d’Edgar Allan Poe, poème dont le personnage anonyme cherche à oublier Leonor, sa bien-aimée disparue, quand un corbeau entre dans sa chambre et répète constamment « Jamais plus! ». Comme dans le récit de Poe, l’atmosphère de l’œuvre est très dense, mais, ici, on n’a plus affaire à une seule présence inquiétante qui agresse le protagoniste/spectateur, mais à un véritable armée de corbeaux, à un siège qui cause de la claustrophobie, un assaut de multiples « jamais plus », avec, au centre, un horizon de parole : un concept écrit, plus mental que réel. Un horizon plaqué de force sur les corbeaux et les brûlures, mais qui suggère surtout que ce prétendu horizon est complètement obstrué par les oiseaux.

Le support, filtre organique, dote cette œuvre d’une nouvelle dimension, basée sur la décomposition, et donc sur l’évolution. Il s’agit d’une œuvre vivante travaillant un concept naturellement vivant qui se transforme au fil du temps. La littérature devient un objet. Un lien est manifestement établi entre littérature et peinture : un trône bleu outremer, couleur récurrente chez l’artiste, met théâtralement en scène le nom écrit, qui semble sorti d’un gros pinceau plat. Cette pièce, d’une composition fermée et statique, est l’un des projets les plus conceptuels de Viladecans.

Cette œuvre obéit à la même esthétique conceptuelle que Literatura-Objecte [Littérature-Objet] et met en scène un autre de ses piliers. La décomposition du support créé par l’abrasion de la surface donne une impression de vieillissement prématuré. De nouveau le trône, et de nouveau le bleu outremer. Viladecans sème des traces et des symboles, comme des marques presque calligraphiques, des empreintes qui unifient son langage. Il nous appartient de nous transformer en graphologues pour les déchiffrer. Le billet de banque placé en haut du trône rompt avec la poétique de l’image, apparaît comme un élément extérieur porteur de message, qui suscite de nouvelles questions.

Cette œuvre nous renvoie à un état primitif de gestation. Comme dans un fœtus en développement, tous les stades, toutes les branches de l’écriture cohabitent dans un espace intemporel de développement. Le cuir du support, lié directement à la peau, rend organique le processus de gestation. Tous les genres littéraires sont connectés les uns les autres. Le blanc, couleur pure et attribut de la création en Occident, illumine; le bleu, géométrique, unifie. Les genres littéraires sont eux aussi tracés en blanc, de même que le nœud, métaphore de ce qui se défait, mais aussi de ce qui unit. Nous sommes donc, peut-être, devant une œuvre qui nous parle d’unification, de création et de gestation. De la naissance de la pensée, non pas chez un individu précis, mais en chacun de nous.

Viladecans, en bon entomologiste, scientifique et observateur, explore tout ce qui l’entoure. Son inspiration et ses réflexions ne viennent pas seulement de la littérature mais aussi du quotidien. Des éléments qui s’apparentent à l’étude se glissent dans ses œuvres. Comme ici dans Inventari de l’hort [Inventaire du potager]. L’image organique est à nouveau présente, mais elle est cette fois étayée par une représentation des plantes qui semble tirée d’un journal scientifique du moyen âge. Ou même de ce manuscrit Voynich, indéchiffrable mais chargé de mystère. L’ordinaire mélangé à l’énigmatique. Le décoratif au scientifique. Le terrestre élevé à la catégorie du sublime.

L’artiste entretient un lien avec le Faust de Goethe, personnage qu’il a évoqué à plusieurs reprises tout au long de son parcours, à travers le portrait ou la graphie. Un personnage qui, frustré par sa méconnaissance des arts, de la littérature et de la science, n’hésite pas à recourir à la magie et à vendre son âme au diable pour acquérir ce précieux savoir. Il apparaît ici comme une figure obscure, tapie dans l’ombre, le regard pénétrant. Le mot ànima (âme) y est reproduit à la façon d’un mantra ; c’est sa monnaie d’échange. L’artiste-personnage représenté est entouré d’ocres, de rouges et d’orange, chromatisme caractéristique du feu éternel ou de l’enfer. On ne sait pas avec certitude si le personnage est tourmenté par un pacte inique ou parce qu’il a conscience de l’étendue de son ignorance.

Dans cette œuvre, la peinture (généralement plate, comme dans beaucoup d’œuvres de l’artiste) devient tridimensionnelle, se transforme en concept tangible. Le bleu outremer, le bleu Viladecans, comme fond de création. Sur celui-ci, deux éléments collés : un bout de châssis et le mot écrit. Viladecans ne travaille pas avec des artifices, sa peinture ne s’inscrit pas dans la tradition de la mise en scène ni du trompe-l’œil. Elle se situe au-delà. Il s’agit parfois d’une peinture au sens strict, mais lorsqu’elle recherche un effet de tridimensionnalité, elle ne joue pas sur la technique, mais sur l’ajout direct d’un objet. Elle devient ainsi une peinture-objet.

Il y a ici une analogie manifeste entre l’œuvre qui représente la création des genres et celle-ci, consacré aux multiples genres. Ici, les genres sont nés des œufs où ils ont été incubés pour éclore en pleine maturité. Une relation très nette entre ce nid et ces œufs superposés à la peinture, d’une part, et le dessin tracé en blanc et les noms écrits des multiples genres, de l’autre. La base est un labyrinthe ou un réseau tortueux qui unifie et soude tous les concepts. Viladecans ne cesse de mettre l’accent sur les relations qui existent entre peinture, littérature, poésie, science... Comment si toutes les branches étaient issues d’un noyau central et se nourrissaient de la sève qu’il distille. Il élabore une carte, un tissu expressif qui lui sert à la fois de matière à réflexion et de trait d’identité. Viladecans est ce filet neuronal complexe, ses œuvres, les axones qui l’unissent.

L’œuvre de Joan-Pere Viladecans est étroitement liée à la poésie, la littérature et, dans certains cas, à l’art de l’affiche. Il explore les relations entre les différents types d’expression, les canaux de connexion et de représentation, cherchant parfois à figurer des concepts littéraires. Son œuvre reprend souvent des thèmes et œuvres de la littérature classique, l’artiste illustrant des récits qui parlent de sa propre vie ou qui l’influencent d’une façon ou d’une autre. Il s’inspire notamment de Rilke, Thomas Mann et Poe. On trouve dans ses cahiers, où il prépare toutes ses œuvres, un imaginaire très riche et un processus de création dont chaque pas est minutieusement chorégraphié.